De Gaulle face aux crises
Par J. P. Guichard
Le chef du gouvernement tunisien Habib Bourguiba, qui est un précieux soutien du FLN, exprime, dans une interview publiée par L’Express du 21 juin 1957, la confiance que lui inspire de Gaulle, en lequel il voit le fondateur possible d’une libre communauté franco-nord-africaine:
« Je suis persuadé, que le général de Gaulle pourrait servir la France dans ce moment crucial de notre histoire et qu’il lui rendrait un service aussi grand que celui qu’il lui a rendu le 18 juin 1940. Mettre fin à l’épreuve actuelle par une solution raisonnable, permettre à la France de sauver ce qui doit l’être et même d’augmenter son potentiel et son influence, en tournant le dos au colonialisme, de reconquérir l’Afrique en reconquérant le cœur des Africains, voilà le rôle qu’aujourd’hui le général de Gaulle pourrait jouer en sauvant la vocation de son pays. »
C’est le 8 février 1958 qu’éclate le drame de Sakhiet-Sidi-Youssef, petit village tunisien situé à proximité de la frontière algérienne, à l’est de Souk-Ahras.
Alors qu’un appareil de reconnaissance français a été atteint par des tirs de DCA effectués par une des unités de l’ALN* algérienne cantonnées dans ce secteur**, le général Salan*** donne son accord pour le déclenchement d’une riposte aérienne. Or, les responsables de l’opération ayant omis de prendre en compte que ce jour-là, un samedi, avait lieu le marché du village, le raid des bombardiers, accompli en fin de matinée, fait de nombreuses victimes parmi les civils tunisiens : soixante-quinze morts, dont des femmes et des enfants, et une centaine de blessés. Des camions de la Croix-Rouge internationale, venus livrer des vivres aux réfugiés algériens, sont également touchés…
Le gouvernement français, qui n’avait pas été préalablement consulté par les chefs militaires d’Alger, se voit contraint de « couvrir » la désastreuse opération, presque unanimement réprouvée par la classe politique et la presse.
La réaction du président Bourguiba ne se fait pas attendre : il accuse la France d’avoir «agressé » son pays et annonce le recours de la Tunisie devant le Conseil de sécurité de l’ONU ainsi que le rappel de son ambassadeur à Paris, Mohammed Masmoudi.
Le hasard voulut que, le soir même, cet ambassadeur rencontra, au domicile de Roger Stéphane, le chef de cabinet du général de Gaulle, Olivier Guichard. Ce dernier saisit là l’occasion d’organiser ce qui allait représenter la rentrée politique de l’ermite de Colombey : une entrevue de Gaulle-Masmoudi avant le départ de France du diplomate. L’audience sollicitée par l’ambassadeur sur la suggestion de Guichard, et accordée par le Général, se déroulera le lendemain 9 février, de 18 à 20 heures, à la Boisserie.
À la suite de quoi, de Gaulle fera publier, le 10 février, le communiqué suivant, rédigé dans un style très « élyséen »:« Le général de Gaulle a donné audience, le 9 février, à M. Masmoudi, ambassadeur de Tunisie, qui avait exprimé le désir de le saluer avant de se rendre à Tunis. Le Général a écouté ce que l’ambassadeur a cru devoir lui dire au sujet, tant des récents incidents à la frontière franco-tunisienne que des vues de son gouvernement quant au règlement des problèmes de l’Afrique du Nord, pour autant que ceux-ci concernent la République tunisienne. Le Général a répondu à M. Masmoudi qu’il souhaitait que, du côté tunisien, on ne laisse pas les présentes difficultés compromettre l’avenir en ce qui concerne l’association de la France et de la Tunisie. Cette association est, en effet, de l’avis du général de Gaulle, plus désirable que jamais pour l’Occident et pour le monde. »
Quant au diplomate tunisien, il déclarera, qu’au moment de quitter son poste, « il a cru de son devoir de rencontrer celui qui incarne la vraie conscience française ».
Ainsi venait d’être publiquement reconnue, par un éminent représentant de l’Afrique du Nord, l’existence en France d’un pouvoir arbitral et moral, distinct du pouvoir en place, et, d’une certaine manière, supérieur à lui.
Devant l’émotion soulevée à travers le monde par le raid de Sakhiet, le président du Conseil, Félix Gaillard, va devoir, le 17 février, donner son consentement à une mission américano-britannique de « bons offices » conduite par MM. Robert Murphy et Harold Beeley. Si cette mission a pour objectif théorique de régler le contentieux franco-tunisien, dans les faits elle paraît cependant augurer d’une internationalisation du problème algérien, et pour cette raison est vécue par de nombreux citoyens comme une nouvelle blessure d’amour-propre national.
Du même coup, le peu de crédit dont disposait le gouvernement Gaillard se trouve anéanti, et l’éventualité d’un recours à l’homme du 18 juin devient une question de brûlante actualité.
Et beaucoup de Français de partager l’opinion du sénateur Debré lorsqu’il dit préférer « les bons offices de Charles de Gaulle à ceux de l’Américain Murphy » et de Jacques Soustelle quand il proclame qu’« il n’y a, dans l’immédiat, en France, parmi les hommes d’Etat disponibles, qu’un seul homme qui puisse jouir à l’étranger de l’autorité nécessaire pour faire respecter les intérêts vitaux de la France, de même qu’en Afrique du Nord et en Afrique noire. C’est le général de Gaulle ».
Dès le 14 février, les républicains sociaux, avec Edmond Michelet, lancent une campagne en faveur de l’avènement d’un « gouvernement de Salut public », garant de l’avenir de l’Algérie française, et présidé par le général de Gaulle.
Edit. Le Cherche midi – 2000
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